L’aide publique au développement, nationale ou multilatérale, affiche un sérieux point faible : elle a trop longtemps fait de l’agriculture son parent pauvre.
Ce désintérêt a deux raisons : la culture consensuelle qui oriente l'aide reflète le modèle de développement industriel qui a longtemps prévalu dans les pays occidentaux ; à l’autre bout de la chaîne, dans les pays du Sud, les Etats ne regardent quasiment jamais le soutien de leur agriculture comme une priorité.
Elle est loin l’époque de Robert Mac Namara où la Banque Mondiale consacrait le tiers de ses concours au développement agricole. Elle en est revenue, depuis longtemps, à moins de 10 % du volume de ses aides, niveau où en sont la plupart des pays donateurs.
Plus caricaturale encore est la défaveur qui frappe l’agriculture paysanne. Récemment distinguée par l’ONU avec « l’année de l’agriculture familiale » en 2014, celle-ci fait piètre figure dans le volume des interventions de l’aide, comme des politiques des Etats concernés. Même diagnostic pour le développement rural, qui affiche une faible priorité dans la concurrence entre aides sectorielles : éducation, santé, infrastructures…En ce monde frappé de surdité, il semble que ni les crises alimentaires et les insurrections urbaines de la faim, ni les graves situations de malnutrition, ni l’urgence climatique n’ont à ce jour changé la donne !
Ces priorités négatives à l’encontre de l’agriculture paysanne, comme d’un développement équilibré des zones rurales, constituent une grave erreur de jugement. Elles ignorent une évidence : plus de la moitié de l’humanité vit en dehors des villes, une proportion qui dépasse 80 % dans certains pays africains. Cette immense population des campagnes, des savanes et des forêts dépend pour son alimentation, son mode de vie et sa survie de ce qui constitue son activité presque exclusive : une agriculture, une sylviculture ou un élevage de proximité, dont les performances sont le plus souvent médiocres.
Nombre de ces populations rurales sont encore aujourd’hui pauvres, en grande précarité, le plus souvent en insécurité alimentaire. Même lorsqu’elles mangent à leur faim, elles sont trop souvent victimes de processus d’exclusion bien connus : accaparement des terres, de la biodiversité et des semences ; concurrence d’activités minières ou de l’expansion urbaine ; organisation inéquitable et concentration excessive des filières qui les empêchent d’accéder aux marchés et de bénéficier de prix rémunérateurs ; spéculation sur les produits agricoles et volatilité péjorative des prix, etc. Les impacts du déréglement climatique, dont elles ne sont pas les responsables, sont l'ultime injustice qui les frappe. En même temps, dans beaucoup de pays du Sud, la démographie demeure explosive ; elle alourdit, parfois de manière dramatique, la pauvreté et le sous-emploi. Autant de raisons alimentant les migrations massives qui montent, sur et entre les continents.
Comment attaquer à la fois la précarité, le sous-emploi et les processus d’exclusion ? C’est possible, et c’est même assez simple, à regarder les milliers de programmes, à travers le monde, qui réussissent en ce sens. Ces projets peuvent durablement changer la donne, quand ils promeuvent à la fois ces deux éléments : un développement rural intégré et une agriculture familiale performante.
Le développement rural intégré appelle des dynamiques territoriales, qui fonctionnent bien quand elles sont appuyées ou suscitées par les habitants. Le territoire pourrait être le nouveau pôle de l’aide.
Quant à l’agriculture familiale, ou paysanne, pourquoi faire de sa modernisation une priorité ? D’abord parce qu’elle existe partout, représentant plus de 95 % des exploitations agricoles dans le monde. Elle fournit toujours plus de 70 % de l’alimentation mondiale. Elle mobilise plus de 60 % de la main d’œuvre dans les pays les moins avancés et restera, demain, un grand pourvoyeur d’emplois. Il est vrai qu’elle apparaît souvent peu productive, peu diversifiée, fragile face aux errements du climat et aux caprices des marchés. Elle peut-être ruinée par les importations et dévoyée par le commerce des intrants chimiques.
Mais cette petite agriculture peut muter vite, vers une activité économique efficace, profitable et résiliente. Des milliers d’opérations se déroulent en ce sens avec des organisations paysannes qui se structurent, appuyées souvent par des ONG ou autres intervenants, eux-mêmes financés par une aide intelligente. Ces paysans sortent de la précarité et deviennent financièrement autonomes. Ils approvisionnent les marchés alimentaires locaux, effacent la monoculture et encouragent la diversification, produisant localement ce qui était importé ; ils parviennent souvent à exporter des produits appréciés. L'alimentation progresse, en termes de qualité comme de diversité, avec un effet sur le niveau nutritionnel. L’insécurité saisonnière recule, ou disparaît. On observe la création, autour de ces exploitations paysannes et des activités induites en amont et aval (mécanisation, transformation des produits, etc.), d’un tissu économique de proximité, maillon du développement territorial. Les emplois, directs et indirects, se multiplient. Ces petits exploitants deviennent pour beaucoup de solides acteurs économiques, reconnus en tant que tels. Trois Objectifs du développement durable (ODD) trouvent ici des réponses sérieuses : pauvreté en recul, « faim zéro », lutte contre le changement climatique.
La durabilité de ces exploitations agricoles tient beaucoup à leurs pratiques culturales et à la gestion de leurs élevages : l’agriculture de proximité, comme toutes les autres, tient bien mieux la route lorsqu’elle fait le choix de l’agro-écologie. Cette démarche, qui tend à valoriser au mieux les potentialités naturelles des écosystèmes, profite à l’exploitation et à sa productivité, comme au milieu social dans lequel elle s’épanouit.
L’agro-écologie, reposant tant sur les savoirs paysans que sur la recherche agronomique, apporte de bons rendements, une autonomie accrue vis à vis des fournisseurs d’intrants, et in fine des gains de revenus. Elle assure la fertilité durable des sols comme le respect des équilibres naturels ; elle contribue à la séquestration du carbone et à la protection du territoire contre les évènements climatiques extrêmes. L’agriculture paysanne devient ainsi créatrice d’emplois locaux, directs et dans les services induits. De telles perspectives freinent l’exode rural et les migrations.
L’agriculture doit devenir une priorité, sinon la priorité, pour l’aide au développement. A l’heure de la transition écologique, de la lutte contre le changement climatique et des Objectifs du développement durable, et au moment où la Banque Mondiale elle-même affirme que tout investissement dans l’agriculture est 4 fois plus bénéfique que tout autre pour lutter contre la pauvreté, une triple démarche devrait inspirer l’aide : concentrer l’effort sur les immenses zones rurales où vit la moitié des hommes sur terre ; privilégier un développement territorial intégré, élément actif d’une économie locale durable, à même de fournir à l’échelle du monde des millions d’emplois décents ; orienter l’aide vers l’agro-écologie, c’est-à-dire vers une agriculture de bon sens, celle que nous n’aurions jamais dû quitter, productrice et profitable, protectrice des sols et de l’environnement, résiliente face aux errements du climat, porteuse pour les hommes de mieux-être et de stabilité. Y-a-t-il un thème plus juste, en même temps que plus efficace, pour réorienter nos aides au développement ?
Agrisud International, AVSF, le CARI et le GRET sont quatre ONG françaises membres du GTAE, Groupe de travail sur les transitions agro-écologiques. Elles soutiennent les agricultures familiales et se sont regroupées pour mesurer avec la recherche, l’impact de l’agro-écologie et valider les conditions requises pour sa diffusion au service des populations et territoires ruraux.